Sommes-nous envahis par le nutritionnisme à l’américaine?

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Je reviens de France, où j’ai exploré les marchés de Noël traditionnels en Alsace et assisté à un colloque sur les tendances culinaires dans la Vallée de la Loire. Lors d’une des tables rondes, les intervenants (tous Français) étaient invités à débattre autour de la question : est-on envahi par le nutritionnisme à l’américaine? Voici un topo.

Qu’est-ce que le nutritionnisme?

Le nutritionnisme, c’est une idéologie selon laquelle la clé pour comprendre l’alimentation est le nutriment. Les connaissances  approfondies sur les liens entre les éléments nutritifs et l’organisme auraient entraîné une certaine vision de la saine alimentation très (trop?) axée sur les nutriments.

Il semble que le mot « nutritionnisme » ait d’abord été utilisé par le sociologue australien Gyorgy Scrinis. C’est toutefois l’auteur-journaliste américain Michael Pollan qui l’a popularisé dans son ouvrage In Defense of Food (2008). Pour lui, le nutritionnisme est une fausse piste : l’alimentation est infiniment plus que la somme des nutriments ingérés. L’idée n’est pas de rejeter les connaissances sur les nutriments, mais de prendre un peu de recul et de s’inspirer de ces trois conseils devenus classiques : « Eat food. Not too much. Mostly plants. »  (Mangez de la nourriture. Pas trop. Surtout des plantes.) Voici un (long) texte de Micheal Pollan qui décortique sa réflexion.

La France est-elle envahie par le nutritionnisme à l’américaine?

Admettons-le : il est vrai que de notre côté de l’Atlantique, il y a une tendance à parler des différents aliments en les associant aux bienfaits/méfaits de leurs constituants. On boit du jus d’orange pour la vitamine C, on dit que les carottes sont bonnes les yeux, on évite le sel qui est mauvais pour le coeur, on boit du lait pour rendre les os forts et on intègre le curcuma car c’est anticancer. On aborde beaucoup l’alimentation en terme de « c’est riche en… », « il y a trop de… », et « ça aide à combler ses besoins en … ». Comme tout ce qui tend vers l’exagération, ça devient source d’inspiration pour les humoristes :

« Le petit paquet de biscuits sans sel sans sucre sans agent sans levure et sans goût, c’est 100 piastres.» – François Pérusse, l’Album du peuple Tome 5.

Cette tendance à zoomer sur les constituants des aliments semble loin de la vision traditionnelle, plus culturelle et sociale, de l’alimentation en France. En 2010, c’est le repas gastronomique français comme pratique sociale, mettant l’accent sur le moment de partage et le plaisir du goût (et non pas sur les plats en soi) qui a été classé au Patrimoine immatériel de l’Unesco.

N’étant pas à l’abri des influences extérieures, le nutritionnisme fait toutefois son chemin dans la relation que les Français entretiennent avec leur alimentation. D’où l’intérêt d’en débattre (et le choix du terme « envahissement » dans le titre de table ronde). Et le sujet fait réagir Jean-Michel Lecerf, médecin-nutritionniste, chef du service nutrition et professeur à l’Institut pasteur de Lille.

La comptabilité analytique de ce que l’on mange, c’est fracassant!

« Les aliments ne peuvent pas être résumés à la somme de leurs nutriments. Il y a toutes les interactions entre eux. Il y a tout le reste de l’alimentation à en prendre en compte! (…) La comptabilité analytique de ce que l’on mange, c’est fracassant, ça ne nous ressemble pas du tout! » – Pr Jean-Michel Lecerf.

Docteur Lecerf  lève un drapeau rouge face à ce qu’il qualifie de « tendance un peu gênante voulant que des nutriments ou que des aliments posent problème en soit ». Il explique que la nutrition est une science relativement jeune. Que même si les connaissances se sont multipliées de façon exponentielle dans les dernières décennies, on est seulement au balbutiement de quelque chose. Des études sont en cours, les connaissances évoluent, les « il faut manger ci » et « il y a un risque à manger cela » d’aujourd’hui ne seront peut-être pas les mêmes demain. Il ajoute que la nutrition est une science qui n’est pas forcément exacte dû à la grande variabilité entre les individus. Pour toutes ces raisons, il insiste sur le fait qu’on doit toujours être prudents dans la façon d’interpréter les données.

On ne mange pas seulement pour combler des besoins

Dr. Lecerf continue sa réflexion en disant que la nutrition, c’est beaucoup plus que des données. « C’est aussi une science humaine dans l’optique où nos comportements font partie des équations. Quand on s’intéresse à la nutrition, on est obligé de s’intéresser à l’ensemble de ses déterminants. » Pour constater qu’on ne mange pas seulement pour combler des besoins. On mange aussi entre autres pour le plaisir des sens et pour celui de se rassembler autour d’un repas. « Avec la montée des fameux régimes « sans », il peut devenir presque difficile de partager un repas commun, de manger ensemble. » déplore Dr. Lecerf.

Des codes de couleurs pour guider les consommateurs?

Lorsque le débat se dirige vers les pours et contres de l’implantation d’un système de couleurs en supermarché pour simplifier les choix des consommateurs, Dr. Lecerf s’insurge : « Ce qui compte, ce n’est pas forcément de manger un aliment rouge ou pas rouge, vert ou pas vert : c’est plus large que ça l’alimentation! Un aliment rouge dans une aliment globale composée d’aliments principalement verts, ça va! Un tel système risque d’exacerber une culpabilité alimentaire à l’anglosaxone. »

Après le nutritionnisme à l’américaine, voici la culpabilité à l’anglosaxone! Décidemment, le sujet semble interpeller les Français dans leur relation identitaire à l’alimentation. « Les charcuteries* sont des aliments normaux qui font partie de notre univers nutritionnel, et qui ne font aucun problème dès lors qu’elles sont consommées avec modération dans une alimentation par ailleurs variée ». Dixit le médecin-nutritionniste!

*Référent culturel aux charcuteries de tradition française, plus artisanales qu’industrielles.

Le discours du docteur Jean-Michel Lecerf rejoint ma conception de la saine alimentation, où plaisir et convivialité ne sont pas en opposition avec alimentation saine et équilibrée. Où le gros bons sens passe devant l’idéologie du nutritionnisme. J’ai apprécié les réflexions de Dr. Lecerf et sa façon souvent punchée de les exprimer. Son discours m’a rejointe encore davantage quand il a ajouté : « Je trouve que c’est très important que les gens cuisinent, et je dirais même plus, je trouve important qu’ils jardinent! ».

Il va sans dire que j’ai applaudi bien fort.

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